Des femmes qui attendent, qui se font belles, qui se remontent le moral, qui craquent parfois espèrent toujours.
Dans la petite maison de l'association Ti-Tomm, accolée au mur de la prison des hommes à Rennes, on attend l'heure du parloir. Les familles arrivent à l'avance, toujours. Quelques secondes de retard, et la porte de la prison restera fermée. On vient une, deux, trois fois par semaine, chaque semaine, pendant des mois voire des années. Ce sont majoritairement des femmes ; ces pénélopes des temps modernes vivent au rythme de leur homme à l'ombre. Le temps est suspendu, la vie comme arrêtée. L'arbitraire de la prison, les transferts, les interdits sont leur quotidien.
En faisant le choix de rester résolument « à côté » de la prison - du côté des familles - le film propose paradoxalement une approche éminemment frontale de ce qu'est la réalité carcérale.
La prison en creux. La vie sans l'autre. Mais sûrement pas à côté de la vie. HISTOIRE D'UN TOURNAGE
En 2003, je rencontre Anna Zisman à une terrasse de café. Elle porte un désir de film sur les lieux d'accueil à côté des prisons. Un film semble possible. Je ne sais pas grand-chose de ces familles et j'ai une forte envie de rencontrer ces « invisibles ». J'aime cette idée de lieu unique, symbole à la fois de la parenthèse et de l'enfermement.
Nous circulons en France à la recherche du lieu idéal dans les centres d'accueil de familles de détenus ; de Marseille à Lyon, de Nice à Avignon, en passant par Lille, Bordeaux ou Angoulême... Finalement, je m'installe tout contre la prison de Fresnes. Là , dans une minuscule pièce, je me suis assise avec les familles, revenant semaine après semaine, écoutant ces femmes, découvrant un univers dont je ne savais rien ou presque. Je me souviens de cette personne àçgée, un peu forte, humiliée. On lui demandait de retirer son soutien-gorge dont les armatures faisaient sonner le portique. J'ai oublié si elle l'avait ôté ou si elle avait renoncé à voir son fils ce jour-là . Une autre fois, les boutons dorés d'une jupe avaient sonné... Après une bonne quarantaine de déplacements, une constatation s'impose : le film à faire offre un niveau supplémentaire de perception du milieu carcéral. Au-delà du vécu des familles, ce film va raconter la prison, son arbitraire, ses interdits. En creux, mais avec évidence et d'autant plus de violence.
Je me souviens de cette femme qui prenait l'avion de Marseille quand ses finances le lui permettaient, de cette autre qui venait de Lyon avec ses enfants, train, métro, bus, plus de six heures de transport porte-à -porte pour trente minutes de parloir. Il me faut raconter ces trajets, la vie qui en dehors des parloirs continue, comme suspendue. Et la photographie le permettrait... C'est ainsi que naissent les séquences photographiques travaillées avec Grégoire Korganow. C'est aussi pendant ces repérages que commencent les discussions autour du son et de la musique avec Patrick Genet et Hervé Birolini. Le travail sonore doit à sa façon raconter la bulle, restituer cette temporalité très particulière de cette vie à côté.
À Fresnes, l'association de bénévoles accepte avec enthousiasme le tournage du film. Les femmes et les quelques pères ou fi ls, les uns après les autres, au fi l des semaines en acceptent l'idée, s'en emparent. Ils veulent la parole. C'est la première fois que je ressens une telle nécessité de la part de « personnages ».
Mais après cinq mois de présence dans les lieux, sur deux années, quinze jours avant de commencer le tournage, l'administration pénitentiaire, propriétaire des murs du centre d'accueil, prétexte le niveau rouge du plan vigipirate pour nous interdire le tournage.
« Gràçce » à cette interdiction arbitraire, la productrice Viviane Aquilli dépose auprès du CNC une demande d'avance sur recettes que le fi lm obtient en mars 2006. Notre seule issue est alors de trouver un centre d'accueil indépendant de l'administration pénitentiaire, sans être sûrs qu'il existe. Je finis par rencontrer l'équipe de l'association Ti-tomm ; Ti-Tomm, petite maison conviviale à côté de la maison d'arrêt des hommes de Rennes. Je m'y installe au printemps 2006, regrettant « Fresnes la dure ». Mais je sens très vite que ce lieu beaucoup plus doux, avec ses tables fleuries, son jardin séparé de la prison par un mur, est beaucoup plus cinématographique, la parole y est beaucoup plus profonde, plus intime.
Pendant près de dix mois, je suis à Ti-tomm deux fois par semaine, dès l'ouverture. Je fais la connaissance de Séverine, Claire, Pierre... Et quand, entre deux parloirs, le centre se vide pour une quinzaine de minutes, j'écoute les bénévoles. Au fi l des semaines, doucement, la confiance s'installe. Certaines femmes passent une partie de leur journée dans la maison d'accueil. Elles partagent leurs difficultés, les enfants jouent dans le jardin ; nous bavardons autour d'un café... Je pourrais être l'une d'entre elles. Au gré de leur récit, j'imagine mon enfant, mon mari ou mon père en prison. J'ai su leur angoisse « de ne pas savoir », leur terreur face au suicide toujours présent, à la bagarre qui tourne mal. J'ai su leurs nuits blanches. J'ai vu leurs problèmes financiers, la complexité juridique, la peur du lendemain, la solitude, la honte... L'amour énorme. À chaque histoire, je me demande ce que je ferais moi à leur place. Sans jamais avoir vraiment de réponse... Tout au long des quatre années de travail sur À côté, je rencontre probablement deux cents familles. Jamais ou presque, elles ne remettent en cause l'emprisonnement de l'être aimé. Mais elles posent toujours les mêmes questions : « Pourquoi je ne peux jamais rien savoir ? Pourquoi la première fois que je viens le voir en prison sans en connaître les règles, le linge m'est-il jeté au visage parce que " non réglementaire " ? Pourquoi je ne peux pas lui apporter de livres ? Pourquoi la nourriture doit-elle entrer en cachette ? Pourquoi les détenus doivent-ils tout " cantiner " à des prix prohibitifs ? Pourquoi ne me prévient-on pas s'il est transféré ? Pourquoi n'est-il pas informé si je loupe un parloir que c'était juste pour une minute de retard ? Pourquoi le cahier d'école de ma fi lle peut être signépar le père à Rennes et pas à Fresnes ? » Comment ces femmes sont-elles capables d'un tel amour ? Pourquoi la peine s'étend-elle à elles, souvent unique lien du détenu avec l'extérieur, unique chance de retourner à la vie normale, unique espoir de réinsertion. Pourquoi ?
Stéphane Mercurio