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RECHERCHE

La prison à tâtons sur la « déradicalisation »

Lieux privilégiés de recrutement des jihadistes, des maisons d’arrêt expérimentent le regroupement des détenus à risques et lancent avec des associations des programmes innovants de désembrigadement.

Janvier 2015, la France découvre les visages des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Leur passé pénal interpelle : deux d’entre eux ont purgé des peines d’emprisonnement, et c’est lors de leur incarcération qu’ils ont rencontré Djamel Beghal, condamné pour des faits de terrorisme graves et devenu leur mentor. L’enquête sur leurs complices dévoilera un certain nombre de délinquants de droit commun, versés dans les braquages armés, et qui ont eux aussi connu la prison.

Le point commun carcéral est trop frappant pour ne pas déclencher une réponse politique. Parmi les professionnels du secteur, un consensus émerge : les prisons, historiquement surpeuplées, constituent un terreau privilégié pour le recrutement d’apprentis jihadistes. Les outils de détection des détenus en voie de radicalisation violente sont obsolètes. Les personnels ne s’en servent même plus, et les prisonniers les plus radicaux savent s’en cacher. « En gros, porter une barbe longue et avoir une photo de La Mecque sur son téléphone risquait de mener à un signalement pour radicalisation, explique Guillaume Denoix de Saint-Marc, le directeur général de l’Association française des victimes de terrorisme (AFVT). Il ne faut pas confondre quelqu’un de très pieux avec une personne dangereuse. »

Méthode de détection

Le 21 janvier, Manuel Valls, en présentant un plan de lutte contre le terrorisme, annonce donc la création de quatre quartiers dédiés aux détenus radicalisés, outre celui du centre pénitentiaire de Fresnes, ouvert en octobre 2014. L’expérience val-de-marnaise, où 22 détenus ont été regroupés sur la base de leur mandat de dépôt terroriste pour limiter leur prosélytisme, n’a pourtant pas convaincu Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Dans un rapport publié en juin, elle s’inquiète de l’effet contre-productif des critères de sélection. Un membre de l’administration pénitentiaire prévient même : « Ce sera tout bénéfice pour les recruteurs. Ils trouveront sur place tous ceux dont ils ont besoin. » Le projet, mené en urgence, ne prévoit aucune action spécifique envers les personnes radicalisées. C’est pour corriger ce vide que plusieurs appels d’offres pour des programmes de « recherche-action » sont lancés. Objectifs : mettre au point une nouvelle méthode de détection, moins rigide et davantage axée sur des « signaux faibles », et travailler à la prise en charge des personnes radicalisées.

Après un an de travail, le premier groupe devrait rendre ses conclusions fin février. Composé de l’AFVT et de l’Association dialogues citoyens (ADC), il est intervenu dans deux maisons d’arrêt : Osny (Val-d’Oise) et Fleury-Mérogis (Essonne). Le projet, piloté par la sociologue Ouisa Kies, a permis de travailler avec une soixantaine de volontaires soumis à un régime de détention normal, par groupes de quinze personnes. La méthode : des stages de citoyenneté - le mot « déradicalisation », trop stigmatisant, est banni du vocabulaire des intervenants - d’une durée de quatre à sept semaines. Eduardo Valenzuela, secrétaire général d’ADC, constitue d’abord des groupes « hétérogènes » : des jeunes de retour de Syrie, souvent en détention provisoire, des détenus de droit commun en voie de radicalisation et deux ou trois autres, perçus comme des « leaders positifs » par leurs compagnons de cellule, qui n’ont pas forcément de liens avec l’islam radical. Une diversité essentielle pour éviter l’effet d’entraînement au sein d’un groupe trop uniforme. A coups de deux ou trois séances hebdomadaires, individuelles ou collectives, d’une durée d’environ deux heures et demie, les intervenants proposent d’abord aux détenus d’exprimer leur vision du monde, même si elle est radicale. « Ils ont le droit de penser ce qu’ils pensent, de se sentir discriminés. Ils n’ont pas que tort, éclaire Ouisa Kies. On leur garantit la possibilité de tout dire. Mais il faut leur faire comprendre qu’ils ont d’autres moyens de se faire entendre que la violence. » Eduardo Valenzuela complète : « Il ne sert à rien d’être normatif avec ce genre de public. On n’essaie pas de leur fournir une bonne version de l’islam ou de la République. »

« Adhésion »

Dans un deuxième temps, les « médiateurs » proposent aux participants de confronter leurs opinions aux témoignages d’intervenants extérieurs (victimes de terrorisme, anciens détenus, experts en relations internationales…). Valenzuela fixe deux règles : éviter le côté « cours magistral » et ne pas tenter d’apporter un « contre-discours » : « On ne veut pas changer leur façon de voir le monde mais leur offrir une parole différente. » C’est au cours de la troisième et dernière phase que le rôle des médiateurs se fait plus actif. « Parce que les gens ont pu parler librement et se sont sentis respectés, ils acceptent alors d’évoquer leurs projets. C’est le moment du passage de témoin avec l’administration pénitentiaire. » Guillaume Denoix de Saint-Marc parle d’une action de « déclencheur » : « Il s’agit de faire des participants des clients des processus de réinsertion en prison. Ça, le système pénitentiaire sait le faire, ou devrait savoir. » Il estime que les ateliers ont « plutôt donné des résultats », même s’il reste prudent : « N’y a-t-il pas de la dissimulation chez certains détenus ? » Ouisa Kies a vu de « l’adhésion » de la part des volontaires, et se félicite de petits pas dans la bonne direction : « Si une personne radicalisée accepte qu’une femme lui dise de se taire quand je le lui demande, ou de lever la main pour prendre la parole, ça n’est pas anodin. »

Dans leur lettre de mission, l’AFVT et l’ADC étaient aussi chargées d’amorcer un « passage de relais » avec l’administration pénitentiaire et notamment les conseillers d’insertion et de probation. La partie n’est pas gagnée. Les médiateurs ont constaté que le principe de l’extériorité était prépondérant pour « libérer la parole ». En outre, la formation des personnels censés intervenir dans ces séances prend du temps. Dans un des deux établissements pilotes, le suivi du stage n’a pas été à la hauteur et les détenus ont été dispersés dans différents quartiers. « Il y a un risque que nos recommandations se perdent dans les tiroirs », alerte Eduardo Valenzuela.

Le ministère de la Justice, lui, assure avoir pris la mesure du défi. Une centaine de personnes - surveillants, psychologues - ont été spécifiquement formées pour intervenir dans les cinq lieux de regroupement qui seront ouverts d’ici à la fin mars, en région parisienne et à Lille. Au sein de l’administration pénitentiaire, une directrice de projet en charge de la « déradicalisation » chapeautera ces différentes initiatives.

Sylvain Mouillard

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